Médium ou la main de Sollers

Médium, dernier morceau d’hédonisme d’un Sollers toujours plus insatiable d’agréments sensuels, est un manuel revendiqué de contre-folie, un éloge du raffinement sensible, où les plaisirs exquis sont érigés en norme de la vie heureuse. Entre un Paris grisonnant et une Venise nourricière, le voyageur Sollers jouit comme il pense et pense comme il jouit. Le spectacle de sa personne en mouvement oppose au monde de multiples obstacles à sa course folle.

« Médium (du latin medius, au milieu) : personne susceptible, dans certaines circonstances, d’entrer en contact avec les esprits ». Voici la définition qui trône seule en quatrième de couverture. Pourtant, elle est bien loin de saisir toute l’amplitude sémantique du terme, que le roman, lui, déploie largement. En effet, des médiums, il n’en manque pas dans le livre. Il y a Ada, la masseuse vénitienne, égérie des « mœurs faciles », qui exerce son art mystique sur le corps du Professore Sollers, assurant le lien entre le monde sensible et l’ivresse du plaisir. Il y a Saint-Simon, Lautréamont et Proust, sorte de trinité littéraire dont la magie des mots est un tremplin vers la conte-folie, contre-magie à la magie noire qui s’exerce sur l’humanité. Et puis il y a ce liant dans le style, qui met si bien en valeur les couleurs d’une Venise érotique, comme le médium des peintres de la Renaissance sublimait les nuances de leurs toiles. Mais il y a surtout cette voix sollersienne, pleine et généreuse, qui a l’aplomb du médium d’un baryton de la Scala. Autant de manières de « médier » le charme de la vie sensible, d’assurer le transport des sens.

Toutefois, ces divers médiums se laissent réduire à un seul : la main. Au point que le manuel de contre-folie doit être pris dans son rapport étymologique étroit à la main, cette main intelligente d’Anaxagore qu’Aristote se refusait à prendre en considération. « On peut avoir le bras long, le pouce rapide, mais c’est la main experte qui pense. Un écrivain sans main est comme un ordinateur débranché, la mort habite ses phrases ». Alors que la vie habite celles de Saint-Simon, de Lautréamont, de Proust et, en toute modestie, de Sollers. Dans ce « petit opéra sensible » qu’il fait jouer par écrit, les mots sont chargés d’une énergie vitale, organique, puisée dans la matrice vénitienne, à la fois jeune fille en fleur et matrone généreuse. La langue est grasse, sirupeuse, charnelle. La rigueur presque mathématique du français s’enrichit de la rondeur de l’italien déclamé au cœur de la lagune.

On sent bien que l’entreprise romanesque n’est qu’un prétexte pour Sollers, qui nous livre un texte spontané, sans véritable structure. Médium n’est finalement qu’un emboîtement de parenthèses qu’il ouvre une à une, comme des vannes, pour purger un texte qui transpire naturellement de ses pores au contact de la tiédeur italienne. Chaque joie de l’existence contient déjà en elle-même sa transcription textuelle : une heure passée avec Ada et « deux pages de plus s’écrivent d’elles-mêmes ». C’est ainsi que le médium Sollers entre en contact avec l’esprit, par le biais du corps pensant.

Médium, Philippe Sollers, Gallimard, 176 p., 17,50 €.

La marine de Besson : une tragédie qui échoue

Par un choix iconographique intelligent de Julliard, on entre dans le dernier Besson en lui ôtant de sur le dos une marine languissante d’Edward Hopper – sauf à faire partie de ces gens qui savent lire un roman encombré de sa jaquette. Il faut bien avouer que la mélancolie des classes moyennes propre aux toiles de Hopper sied assez bien à l’ambiance de La Maison atlantique de Besson, mais écrire un roman comme on peint un paysage est un art mal maîtrisé par l’auteur.

Plutôt qu’un travail de peintre, Besson met ici en œuvre un travail de restaurateur, son narrateur complétant par des retouches ponctuelles la peinture de l’été de ses dix-huit ans, durant lequel sa jeune existence a fini de basculer. Ce basculement avait commencé deux ans plus tôt, lorsque sa mère, lasse de vivre après avoir été humiliée et quittée par un père séducteur, prédateur compulsif, avait succombé à un surdosage médicamenteux (le suicide n’ayant jamais été avéré). On apprend dès le début du roman que le père est mort à son tour au cours de l’été. Il ne reste donc plus qu’à savoir comment ce séjour au bord de l’atlantique, normalement destiné à renouer le dialogue entre un père et un fils que tout oppose, a pu accoucher d’un orphelin nonchalant, presque cynique. « Je suis orphelin, ce sont des choses qui arrivent » : voici l’entrée en matière.

De fait, des choses qui arrivent, il y en a peu dans ce livre. Le décor est rapidement planté : une maison de type classe-moyenne-plus, comme celles qui sont apparues en même temps que les congés payés ; mais pas n’importe quelle maison, celle dans laquelle la mère est morte, comme si l’auteur voulait d’emblée hisser le pavillon de la tragédie. L’atmosphère est à la frivolité estivale, en proie à une moiteur doucereuse. Il plane sous le ciel atlantique une pesanteur diffuse, impalpable, pas vraiment dérangeante, mais dont on sent bien qu’elle recèle le potentiel d’une chute. L’ambiance est ainsi posée, à coup de chapitres de trois pages, qui imposent au roman le rythme entraînant d’une valse un peu fiévreuse. S’il y a au moins un art que maîtrise l’auteur, c’est celui-ci, celui du rythme. Il lance son métronome à la première page et se tient à son battement jusqu’à la dernière. C’est peut-être pour communiquer au lecteur la conviction de cette mécanique implacable qui doit conduire les personnages vers leur chute, cette « machine folle » dont le narrateur est lui-même persuadé qu’elle a déroulé leur destin. Besson prend beaucoup de précautions pour présenter cette chute comme une évidence, une construction progressive de son roman ; mais on a beau être attentif aux signes laissés en route, il semble difficile de partager cette évidence. Que l’auteur ait voulu peintre une tragédie ne fait aucun doute. Qu’il y ait réussi est moins certain. Il ne suffit pas de baliser tout le texte avec des topoï du genre pour que le résultat soit à la hauteur du projet initial. Lorsque la chute survient finalement, après deux cents pages de délayage, elle semble résulter bien plus d’une folie ponctuelle du narrateur que d’une nécessité méthodiquement bâtie par le romancier.

Il en ressort finalement l’impression désagréable d’avoir été berné, transporté jusque là par une cadence monotone, aux engrenages trop ostensibles pour remplir réellement leur fonction. En réfléchissant à rebours, on perçoit le caractère trop artificiel de la construction, on distingue les clichés abandonnés ça et là : le personnage féminin, qui est une Madame Bovary au rabais, celui du narrateur, apprenti homosexuel tout droit sorti d’un manuel de psychanalyse, la météo qui vire à l’orage quand les choses s’enveniment, etc. On saute allègrement d’un chapitre à l’autre, sans prendre le temps de s’arrêter en route pour appréhender la complexité de la situation, la profondeur de la psychologie humaine, l’intrication des rapports de force à l’œuvre. Le roman tout entier n’est qu’ambiance, arrière-plan, décor inhabité, et on finit par le rhabiller avec la marine de Hopper qui lui sert de jaquette, en se disant que l’éditeur devait être parfaitement conscient de la teneur véritable du livre lorsqu’il l’a choisie.

La Maison atlantique, Philippe Besson, Julliard, 234 p., 19 €.

Le premier roman d’Edouard Louis, le dernier d’Eddy Bellegueule

Plus que le premier roman d’Edouard Louis, jeune normalien, En finir avec Eddy Bellegueule est un dernier roman, un roman testament, celui d’Eddy Bellegueule en l’occurrence. En guise d’héritage : un regard sociologique avisé et saisissant sur les valeurs de genre de la classe populaire dans laquelle a grandi l’auteur, homosexuel parmi les apôtres du masculinisme.

Edouard Louis est le pseudonyme sous lequel Eddy Bellegueule renaît au monde, après s’être débarrassé des stigmates que son enfance picarde semblait avoir boulonnés à son être pour l’éternité. Le roman traverse une France plébéienne à la charnière des XXe et XXIsiècles, entre bagarres d’ivrognes, pauvreté omniprésente et illettrisme revendiqué. Le père d’Eddy travaille à l’usine, comme tous les hommes. C’est un dur à cuire, qui veut éduquer son fils à son image. Sa mère est femme au foyer (du moins jusqu’à ce que son mari perde son travail), rôle essentiel dans ce milieu, car il permet à la fois de légitimer la domination masculine (l’homme fait vivre sa famille) et d’assurer en permanence la diffusion des valeurs de classe dans la maison. Ses frère et sœurs sont à leur place : violents et hostiles à l’école pour les garçons, dociles et émoustillée par la moindre marque de virilité pour la fille. Seul Eddy détonne dans  cette photo de famille. Ses manières légèrement féminines, sa voix aigue, son manque d’intérêt pour le football en font le vilain petit canard du village. Or, comme les enfants de son âge sont naturellement peu enclins à l’indulgence, les coups pleuvent sur lui, les mollards dégoulinent sur sa gueule d’ange (quand on ne le force pas à les avaler) et les synonymes les plus dégradants d’homosexuel lui sont aboyés aux oreilles à longueur de journée. En somme, un Billy Elliot à tête de Turc.

Alors, forcément, le propos de l’auteur a quelque chose de pesant, qui vous remue les tripes. On a envie de se dire que c’est un roman, mais la réalité décrite est trop laide pour ne pas être vraie. Pourtant, Edouard Louis tue l’enfant qu’il a été avec beaucoup d’impesanteur, presque une forme de grâce, sans succomber à la tentation du pathos. Les mots du narrateur sont toujours modérés, sa position toujours neutre, ni victimaire, ni accusatrice. Il y aurait de quoi maudire la Terre entière pour les tortures physiques et psychologiques qui lui sont infligées, mais le petit Eddy prend son mal en patience et le grand Edouard analyse ce mal à distance.

En définitive, c’est dans cette analyse du mal imputable au fait social que repose le principal intérêt du livre.  D’un point de vue strictement stylistique, la plume du jeune normalien est (un peu trop) propre, aérée, taillée comme une belle haie de pavillon de banlieue résidentielle. Autant dire que, s’il n’a pas à rougir devant la plupart des ouvrages qui encombrent aujourd’hui les devantures de nos librairies, Edouard Louis ne révolutionnera pas l’histoire de la littérature, pas avec ce livre en tout cas. En revanche, ce caractère méticuleux  et objectif du langage sied tout à fait à l’observation sociologique ; de sorte que le texte s’apparente plus à un compte rendu d’observation participante qu’à un véritable roman « sociologique » comme pouvaient par exemple en écrire les naturalistes du XIXe. Ainsi, l’un des éléments caractéristiques du style d’Edouard Louis tient dans le fait d’insérer en italique, directement dans le propose du narrateur, les paroles rapportées des personnages ; ce qui a pour effet de couper court à tout dialogue et donne le sentiment d’un flux textuel ininterrompu. Mais ce constat ne sous-tend aucun jugement rédhibitoire quant à l’intérêt du livre. Au contraire, au-delà de la finesse de l’analyse psycho-sociologique, il y a dans ce style dégrossi, scientifique, une certaine esthétique du matériau brut, une esthétique Wikipédia à la Houellebecq, dirons-nous sans presque d’ironie.

Force est de constater malgré tout que ce narrateur sociologue, qui ne cesse de questionner, de définir, de caractériser, de décomposer, nous pousse à nous prendre au jeu de la sociologie plus qu’à celui de la littérature. On retiendra notamment une analyse particulièrement judicieuse du profil complexe de la femme d’ouvrier, incarnée par la mère d’Eddy, qui proteste à longueur de journée contre un pouvoir politique qu’elle abhorre et qui s’en remet pourtant à ce pouvoir pour faire surgir l’ordre dans la société, pour sévir contre les immigrés, contre la drogue, contre la déviance sexuelle. L’auteur établit d’ailleurs un parallèle assez plaisant avec la description que fait Stefan Zweig (dans sa biographie de Marie-Antoinette) des femmes miséreuses de 1789, qui « se rendent à Versailles pour protester et qui, à la vue du monarque, s’écrient spontanément Vive le roi ! : leurs corps – ayant pris la parole à leur place – déchirées entre la soumission la plus totale au pouvoir et la révolte permanente » (p. 62). Les manifestations du pouvoir masculin sont au cœur du parcours de socialisation du jeune Eddy, qui expérimente finalement le genre avant d’en étudier les théories à l’université. Or, la singularité de ce parcours en fait un objet d’étude de premier ordre, qui se laisse volontiers lire au prisme de la pensée de Bourdieu, chère à Edouard Louis.

Cependant, l’architecture du livre semble nous conduire à chercher à tout prix la cause du malheur de l’auteur dans une analyse de genre, quand il apparaît en fait à la lecture que cette clé réside peut-être dans une singularité qui échappe à cette seule analyse. En effet, si Eddy est d’emblée stigmatisé parmi les autres enfants, c’est à cause de sa voie, de son caractère aigu certes, mais surtout de l’aisance avec laquelle elle se déploie. C’est parce qu’Eddy est un enfant doté de la parole (réelle et symbolique) qu’il est différent des autres (ndlr : l’étymologie latine in-fans signifie « celui qui ne parle pas »). Eddy se développe dès le début de son existence dans un rapport intime aux symboles, à la connaissance, alors que ses semblables vouent leur existence à la matérialité du monde, à la vie sensible. Et, lorsque le collégien Bellegueule intègre le lycée de la ville, il est finalement confronté à une nouvelle forme de domination, qui ne repose plus sur la masculinité du pouvoir, mais sur la maîtrise du savoir ; ce qui apporte du crédit à une interprétation non exclusivement genrée de la solitude d’Eddy Bellegueule.

En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis, Seuil, 224 p., 17 €.