Le premier roman d’Edouard Louis, le dernier d’Eddy Bellegueule

Plus que le premier roman d’Edouard Louis, jeune normalien, En finir avec Eddy Bellegueule est un dernier roman, un roman testament, celui d’Eddy Bellegueule en l’occurrence. En guise d’héritage : un regard sociologique avisé et saisissant sur les valeurs de genre de la classe populaire dans laquelle a grandi l’auteur, homosexuel parmi les apôtres du masculinisme.

Edouard Louis est le pseudonyme sous lequel Eddy Bellegueule renaît au monde, après s’être débarrassé des stigmates que son enfance picarde semblait avoir boulonnés à son être pour l’éternité. Le roman traverse une France plébéienne à la charnière des XXe et XXIsiècles, entre bagarres d’ivrognes, pauvreté omniprésente et illettrisme revendiqué. Le père d’Eddy travaille à l’usine, comme tous les hommes. C’est un dur à cuire, qui veut éduquer son fils à son image. Sa mère est femme au foyer (du moins jusqu’à ce que son mari perde son travail), rôle essentiel dans ce milieu, car il permet à la fois de légitimer la domination masculine (l’homme fait vivre sa famille) et d’assurer en permanence la diffusion des valeurs de classe dans la maison. Ses frère et sœurs sont à leur place : violents et hostiles à l’école pour les garçons, dociles et émoustillée par la moindre marque de virilité pour la fille. Seul Eddy détonne dans  cette photo de famille. Ses manières légèrement féminines, sa voix aigue, son manque d’intérêt pour le football en font le vilain petit canard du village. Or, comme les enfants de son âge sont naturellement peu enclins à l’indulgence, les coups pleuvent sur lui, les mollards dégoulinent sur sa gueule d’ange (quand on ne le force pas à les avaler) et les synonymes les plus dégradants d’homosexuel lui sont aboyés aux oreilles à longueur de journée. En somme, un Billy Elliot à tête de Turc.

Alors, forcément, le propos de l’auteur a quelque chose de pesant, qui vous remue les tripes. On a envie de se dire que c’est un roman, mais la réalité décrite est trop laide pour ne pas être vraie. Pourtant, Edouard Louis tue l’enfant qu’il a été avec beaucoup d’impesanteur, presque une forme de grâce, sans succomber à la tentation du pathos. Les mots du narrateur sont toujours modérés, sa position toujours neutre, ni victimaire, ni accusatrice. Il y aurait de quoi maudire la Terre entière pour les tortures physiques et psychologiques qui lui sont infligées, mais le petit Eddy prend son mal en patience et le grand Edouard analyse ce mal à distance.

En définitive, c’est dans cette analyse du mal imputable au fait social que repose le principal intérêt du livre.  D’un point de vue strictement stylistique, la plume du jeune normalien est (un peu trop) propre, aérée, taillée comme une belle haie de pavillon de banlieue résidentielle. Autant dire que, s’il n’a pas à rougir devant la plupart des ouvrages qui encombrent aujourd’hui les devantures de nos librairies, Edouard Louis ne révolutionnera pas l’histoire de la littérature, pas avec ce livre en tout cas. En revanche, ce caractère méticuleux  et objectif du langage sied tout à fait à l’observation sociologique ; de sorte que le texte s’apparente plus à un compte rendu d’observation participante qu’à un véritable roman « sociologique » comme pouvaient par exemple en écrire les naturalistes du XIXe. Ainsi, l’un des éléments caractéristiques du style d’Edouard Louis tient dans le fait d’insérer en italique, directement dans le propose du narrateur, les paroles rapportées des personnages ; ce qui a pour effet de couper court à tout dialogue et donne le sentiment d’un flux textuel ininterrompu. Mais ce constat ne sous-tend aucun jugement rédhibitoire quant à l’intérêt du livre. Au contraire, au-delà de la finesse de l’analyse psycho-sociologique, il y a dans ce style dégrossi, scientifique, une certaine esthétique du matériau brut, une esthétique Wikipédia à la Houellebecq, dirons-nous sans presque d’ironie.

Force est de constater malgré tout que ce narrateur sociologue, qui ne cesse de questionner, de définir, de caractériser, de décomposer, nous pousse à nous prendre au jeu de la sociologie plus qu’à celui de la littérature. On retiendra notamment une analyse particulièrement judicieuse du profil complexe de la femme d’ouvrier, incarnée par la mère d’Eddy, qui proteste à longueur de journée contre un pouvoir politique qu’elle abhorre et qui s’en remet pourtant à ce pouvoir pour faire surgir l’ordre dans la société, pour sévir contre les immigrés, contre la drogue, contre la déviance sexuelle. L’auteur établit d’ailleurs un parallèle assez plaisant avec la description que fait Stefan Zweig (dans sa biographie de Marie-Antoinette) des femmes miséreuses de 1789, qui « se rendent à Versailles pour protester et qui, à la vue du monarque, s’écrient spontanément Vive le roi ! : leurs corps – ayant pris la parole à leur place – déchirées entre la soumission la plus totale au pouvoir et la révolte permanente » (p. 62). Les manifestations du pouvoir masculin sont au cœur du parcours de socialisation du jeune Eddy, qui expérimente finalement le genre avant d’en étudier les théories à l’université. Or, la singularité de ce parcours en fait un objet d’étude de premier ordre, qui se laisse volontiers lire au prisme de la pensée de Bourdieu, chère à Edouard Louis.

Cependant, l’architecture du livre semble nous conduire à chercher à tout prix la cause du malheur de l’auteur dans une analyse de genre, quand il apparaît en fait à la lecture que cette clé réside peut-être dans une singularité qui échappe à cette seule analyse. En effet, si Eddy est d’emblée stigmatisé parmi les autres enfants, c’est à cause de sa voie, de son caractère aigu certes, mais surtout de l’aisance avec laquelle elle se déploie. C’est parce qu’Eddy est un enfant doté de la parole (réelle et symbolique) qu’il est différent des autres (ndlr : l’étymologie latine in-fans signifie « celui qui ne parle pas »). Eddy se développe dès le début de son existence dans un rapport intime aux symboles, à la connaissance, alors que ses semblables vouent leur existence à la matérialité du monde, à la vie sensible. Et, lorsque le collégien Bellegueule intègre le lycée de la ville, il est finalement confronté à une nouvelle forme de domination, qui ne repose plus sur la masculinité du pouvoir, mais sur la maîtrise du savoir ; ce qui apporte du crédit à une interprétation non exclusivement genrée de la solitude d’Eddy Bellegueule.

En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis, Seuil, 224 p., 17 €.

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